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A propos de "préparations magistrales"

 

à Montbéliard aux XVe et XVIe siècles, et à Nancy au XXe siècle

 

Jacques VADOT,

avec la collaboration d’André BOUVARD, vice-président de la Société d’Emulation de Montbéliard, docteur en histoire médiévale (Nancy, 1998, directeur de thèse Michel Bur), prix Bordin de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres (2014).

 

 

En guise de préambule : Quel lien existe-t-il entre ces deux villes ?

Le comté de Montbéliard fut créé à la charnière des XIème et XIIème siècles, par des princes lorrains, issus de la famille de Mousson dont les vestiges du château dominent la ville de Pont-à-Mousson. Hasard de l’histoire : à la même époque, alors que les jésuites inauguraient en cette ville la première Université de Lorraine (1672), le savant montbéliardais Jean Bauhin tentait de créer une petite école médicale dans l’apothicairerie du château des princes de Wurtemberg.

Après les turbulences de la « Révolution de 1789 », Montbéliard fut rattaché à la Franche-Comté. Des enseignements médicaux sont recréés dans ces deux provinces (Ecoles secondaires puis préparatoires de médecine et de pharmacie) durant le XIXème siècle.

Après la défaite de 1870, la Faculté de médecine de Strasbourg, est transférée à Nancy dernière grande ville frontière « française » à l’est.

De son côté, Besançon verra naître une « Ecole nationale de médecine et pharmacie » en 1955, rattachée à la Faculté de Médecine de Nancy, ce qui obligeait alors les étudiants à se rendre en Lorraine pour passer leurs examens. Quelques anciens d’entre nous eurent le privilège d’être les témoins de cette période.

Chef du Service de dermatologie de Besançon, le Professeur Paul Laugier (1910-2009) refusa une promotion sur Strasbourg, pour soutenir le dossier de création de la Faculté de médecine de la capitale franc-comtoise. Par décret elle fut inaugurée en 1967 et Il en fut le premier Doyen.

Dans le jury de la première soutenance de thèse, présidée par le doyen Laugier, figurait son jeune collègue et ami nancéien, le Professeur Jean Beurey (1922-2010), chef du Service de dermatologie du C.H.U. de Nancy.

Plusieurs « hospitalo-universitaires de Nancy » gagnèrent alors Besançon.

En 1968, Paul Laugier quittait ses fonctions bisontines pour Genève où il inaugurait une collaboration médicale franco-suisse qui dure toujours.

 

A Montbéliard au 16e et 17e siècles

Il y a quelques années nous avions fait la connaissance de Jehan Bauhin, médecin et botaniste (Lettres du Musée n°67 et n°68). Formé à la médecine et à la chirurgie au cours de nombreux voyages en Europe, il devient « archiâtre » et donc médecin de la cour du comte Frédéric de Montbéliard Wurtemberg. Féru de botanique et auteur de plusieurs publications, Jehan Bauhin s’intéresse beaucoup aux plantes, base des traitements de l’époque, créant et s’occupant de plusieurs jardins botaniques.

 

C’est tout naturellement que son nom réapparait au sujet de l’Apothicairerie du comté de Montbéliard qu’il connait bien et contrôle régulièrement, d’autant que cette structure est dirigée par un certain Thibaud Noblot, dont il est le beau-père…, Thibaud ayant épousé Madeleine, 4ème fille de Jehan Bauhin.

A cette époque, en dehors des plantes, la pharmacopée repose aussi sur d’autres produits actifs prescrits sous forme de « préparations magistrales ». C’est dire la nécessité de bien connaitre ces substances dont les molécules ou leurs combinaisons risquent d’être toxiques, voire mortelles. Nous allons nous pencher sur l’Analyse des produits de la pharmacie de Thibaud Noblot, à partir de la publication d’un document conservé à la Médiathèque de Montbéliard (N° 86), dont les auteurs commentent l’essentiel des cinquante et un feuillets. (*).

Beaucoup de ces feuillets sont rédigés en latin, quelquefois en grec. Jehan Bauhin écrit en français qu’il possède bien, puisque c’est la langue officielle du comté. Il utilise parfois le latin, dans ses correspondances avec son frère Caspar. Ces écrits témoignent du fait que ces préparations ont bien été contrôlées par un des médecins habilités à surveiller le travail des apothicaires.

 

Quels en sont les signataires ?

Si Jehan Bauhin reste le plus impliqué, on retrouve d’autres praticiens de la Cour, comme Caspar Bauhin (frère de Jehan, qui exerce à Bâle), Daniel du Vernoy, successeur de Jehan Bauhin, puis Daniel Loris (petit-fils de Jehan). D’autres praticiens sont concernés dont Jean-Henri Cherler, petit cousin de Jehan, immatriculé à Bâle, J. Leaulté, sans doute apothicaire, Marc Morelot, qui après des études à Bâle s’installe à Montbéliard. Enfin on trouve les signatures de quelques praticiens étrangers que Jehan Bauhin a rencontrés au cours de ses nombreux déplacements. Mais transparaît surtout une certaine « endogamie familiale et professionnelle ».

 

Quels sont les préparations et les produits inspectés ?

Il faut noter que les préparations inspectées renferment des produits parfois peu connus dont les effets ne sont pas toujours bien identifiés, leur utilisation reposant souvent sur des découvertes individuelles, pas toujours contrôlables. Par ailleurs les délais de conservation des préparations restent aléatoires, certaines substances pouvant être conservées dans des pots de grande taille dénommés « monstrances de pharmacie ». Enfin certains produits utilisés peuvent n’être que de récolte « saisonnière » comme le « citrus », dont les délais de conservation sont aléatoires.

 

Carnet d'inspection de l'Apothicairerie princière de Montbéliard tenu par Jehan Bauhin et autres médecins (1584-1622) - 1-A.B.

 

Les présentations galéniques sont diverses, certaines pouvant être proches de formes connues des plus anciens d’entre nous.

Ainsi retrouve-t-on l’électuaire, ayant la consistance d’une pâte molle composée « de poudres très fines et d’extraits mélangés à un sirop, à du miel ou parfois à une résine liquide ».

« Opiats » ceux incluant de l’opium qui semble très utilisé pour ses vertus sédatives. Le terme « hiera » (ou saint), celui de « catholicum » (signifiant universel) sont souvent retrouvés. Citons encore l’électuaire thériacal ou l’illustre thériaque, l’électuaire hiera-picra ou électuaire d’aloès composé…

On retrouvera aussi le terme « onguent » dont le nom est dérivé d’oindre, utilisé pour frotter « les jointures ». Proches, et renfermant graisses, huiles, cires et poudres, les « liniments » (signifiant « oindre doucement ») correspondent à des onguents de « consistance plus épaisse ». Les « cérats » (à base de cire) plus épais que l’onguent et moins que « l’emplâtre ».

Les « pilules » obtenues par un écrasement minutieux (pila) peuvent contenir plusieurs produits actifs et sont présentées « en petites boules » à avaler rapidement, car parfois de goût désagréable. On retrouvera d’autres présentations comme « looch » d’origine arabe pouvant contenir des substances huileuses, des sirops et autres vecteurs de « produits actifs » (scille, térébenthine) parfois présentés « au bout d’un bâton de réglisse ». On retrouve aussi des « poudres » (pulvis) dont la structure est plus fine. Les « sirops » sont obtenus par concentration de substances sucrées (de mauvaise conservation) et doivent être renouvelés fréquemment. Les « tablettes » correspondent à une forme solide des électuaires. Les « trochisques » enfin sont des préparations solides « qu’on jette dans le feu pour en recevoir une odeur agréable et qui corrige la malignité de l’air ».

 

Apothicairerie de l'Hospice de Brou à Bourg-en-Bresse(XVIIIe Siècle) "Thériaques" et autres "Monstrances" - 2-A.B.

 

Les produits fabriqués et inspectés sont nombreux. Nous en citerons quelques-uns.

« L’eau de roses ou aromatica rosatum » est utilisée comme laxatif.

« L’électuaire catholicum, ou celui de rhubarbe » purge « toutes les mauvaises humeurs du corps… pituite, bile, mélancolie ».

« Confectio Hamech », d’origine arabe, est indiqué dans de nombreuses « maladies de peau » (vérole, scorbut, dartres, teignes, écrouelles…).

« Diamargariton frigidum » fortifie les « parties molles… donne de la vigueur, facilite la respiration » et permet de « résister à la malignité des humeurs ».

« Diambra » contenant cannelle, girofle, noix de muscade, gingembre « fortifie le cerveau, le coeur, l’estomac… excite la semence ».

« Dianthos Nicolaï » permet de lutter contre la maigreur et la mélancolie.

« L’électuaire de citro » à base de séné, turbith… scammonée « purge toutes les humeurs ».

« L’emplâtre de mélilot » sera utilisé… « pour contrer les vents ».

« Hiera diacolocyntidos » (coloquinte en arabe) est un purgatif utilisé « dans l’épilepsie, l’apoplexie et la paralysie ».

« Loch de pulmone vulpis » (poumon de renard pulvérisé, réglisse, anis, fenouil) « déterge et consolide les ulcères du poumon… et est indiqué dans l’asthme et la phtisie ».

« Pilulae aurae » contenant aloès, coloquinte, safran (donnant la couleur dorée), anis et fenouil « purge toutes les humeurs ». Il en sera de même pour « pilulae cocciae » (turbith, coloquinte, scammonée) et « pilulae de agarico » renfermant agaric blanc, turbith, hiera picra, indiqué « dans la pituite et chez l’asthmatique ».

« Pulvis diureticus » (cannelle, hysope, armoise…) serait « propre à briser les calculs du rein et de la vessie ».

« Syrupus de arthemisia » (armoise, anis, fenouil, persil) « excite les mois des femmes, abat les vapeurs, apaise les coliques venteuses, fortifie le cerveau et excite l’urine ».

« Triansantalum » (santal citrin, blanc et rouge et graines d’endives, de pourpier et de melon mélangés de gommes) « fortifie le coeur, le foie, l’estomac… et répare les forces après les grandes maladies ».

 

Beaucoup de ces produits sont d’origine géographiquement lointaine et donc d’un certain coût. Le plus souvent à base de plantes, ils peuvent contenir des minéraux comme le plomb ou l’ambre. Surtout donnés comme « purgatifs », ils contribuent « à vider l’organisme des mauvaises humeurs » Certains sont « toniques ». Quelques-uns (onguents ou assimilés) préfigurent l’utilisation des « formules magistrales » particulièrement et longtemps utilisées dans le traitement de certaines maladies de la peau.

 

A Nancy à la fin du XXe siècle, les « préparations magistrales » ont été abandonnées

Notre formation médicale en « dermatologie » nous a permis d’utiliser, un temps certain, les « formules magistrales ». D’autres ont été (parfois) utiles en médecine générale.

Toutes ont l’avantage de faire penser au patient qu’elles ont été spécialement préparées pour son cas. Cela constitue une aide psychologique précieuse. Je me souviens d’avoir prescrit une spécialité dénommée « VEGANINE » pour apaiser les douleurs d’un patient et qui fut sans effet. Une « formule magistrale » reprenant, à la lettre, la composition du médicament, fut couronnée de succès ! Une sorte d’effet placébo…

Les préparations dermatologiques eurent longtemps l’avantage de leur « coût réduit » car l’étendue des dermatoses nécessitait fréquemment de grande quantité de produit. Les excipients étaient modulés en fonction des caractères des dermatoses. Les lotions (ou laits) étaient utilisées sans risque de « graisser » la peau, les crèmes et les pommades pour des peaux plus sèches, les pâtes en cas de suintement. Les poudres sont réservées aux dermatoses suintantes. Les « colorants » ont longtemps été un recours contre les infections potentielles ou pour lutter contre le suintement. Faire la liste de tous ces produits serait fastidieux car ces prescriptions ont maintenant un « caractère historique ». Nous en donnerons quelques-unes figurant sur des « ordonnances » prescrites au Service de Dermatologie du Professeur Louis Spillmann, qui de 1907 à 1938, exerça au service de Dermatologie de l’Hôpital Fournier à Nancy.

- 3-J.V.

Le Bleu deméthylène assèche et désinfecte

L’Eau de Dalinbour (Sulfates de Cu et de Zn) désinfecte

L’Ichtyol, extrait de schistes bitumineux a une action anti-inflammatoire

Oxyde de zinc, lanoline et vaseline mélangés constituent une « Pommade »

 

Comme pour les préparations de Jehan Bauhin, celles utilisées jusque dans les années 1990, étaient exposées à une perte d’efficacité, un vieillissement (rancissement ou oxydation) ou aux contaminations bactériennes ou mycosiques, en particulier celles renfermant de la cortisone.

Pendant plusieurs années, les dermatologues se sont efforcés de « défendre » leurs prescriptions d’un coût moindre, malgré les quantités prescrites, pour des dermatoses étendues. Ce combat fut perdu contre les Laboratoires pharmaceutiques proposant des produits plus stables, se conservant plus longtemps, mais d’un prix plus élévé. Les premières utilisations nécessitèrent une certaine adaptation en raison d’une galénique différente (Lotion, Crème, Pommade…) et d’une concentration plus élévée en produit actif. Ainsi les « préparations industrielles » sonnèrent le glas des « préparations magistrales ».

 

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4-J.V.

L’acide salicylique, kératolytique, décape

L’acide chrysophanique extrait des racines de rhubarbe a une couleur jaune-oranger et décape

L’ichtyol, extrait de schistes bitumineux a une action anti-inflammatoire

 

 (*) L’ordre tenu en la boutique de Thibaud Noblot, apothicaire de son Excellence de Montbéliard (1584-1617) ou analyse de la liste des produits de la pharmacie de Thibaud Noblot.

Jean Cuisenier, Agnès Tabutiaux, Hélène Lehmann, André Bouvard, Bulletin et Mémoires de la Société d’Emulation de Montbéliard, 2017, n°140 p 55-58 (publié en 2018)

 

Photographies : André Bouvard (1-2) et Jacques Vadot (3-4)