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GALIEN ET HIPPOCRATE

 

Anne-Isabelle SAIDOU

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Dans la salle du conseil de la Faculté de médecine de Nancy, en face des représentations de saint Côme et saint Damien, deux portraits viennent compléter la collection des six tableaux octogonaux : il s’agit de Galien et d’Hippocrate. Leur nom est inscrit en lettres rouges comme pour tous les autres tableaux, ne laissant aucun doute quant à leur identité.

Pas une seule sculpture ou effigie de ces deux hommes n’a pu traverser l’histoire et le temps. A ce jour, leurs visages sont ceux idéalisés par les artistes du Moyen-Age. Ces tableaux ne dérogent pas à la règle en représentant les deux hommes dans des costumes médiévaux propres aux médecins. Rappelons que les vêtements ont une signification sociale selon le rang et les fonctions occupées, et si les tenues courtes sont à la mode, les robes et les manteaux longs restent l’apanage des doctes, prêtres et notables. Médecins et juristes portent le même costume : robe longue et rouge, doublée de fourrure blanche comme saint Côme et saint Damien. Cependant ici, pour vêtir Hippocrate et Galien, l’artiste n’a pas retenu l’habit professoral mais des habits simples de médecins. Leur appartenance à l’Antiquité est manifeste et même classique car les Anciens étaient systématiquement dépeints comme des hommes imposants, grands avec la barbe grisonnante et les cheveux longs.

Ici, Hippocrate tient dans sa main gauche un crâne posé sur une table et dans la droite une sorte de scie. Pour comprendre le sens de cet attribut, il faut se pencher sur son histoire. Né vers 460 avant J.-C., sur l’île de Cos, tout prédispose le jeune Hippocrate à un destin hors du commun. Fils d’Héraclide, médecin et prêtre voué au culte d’Asclépios, dieu de la médecine, il serait le XXe descendant d’Héraclès et le XVIIe descendant d’Asclépios lui-même. A 13 ans, il étudie la médecine auprès de son père mais aussi de son grand-père Hippocrate Ier, professeur d’anatomie. Pour parfaire ses connaissances, il voyage en Thessalie, Macédoine, Asie mineure,

Egypte,… Il fonde son école à Cos vers 440 avant J-C. Il organise la lutte contre la peste à Athènes qui fit 50000 victimes en 429 avant J-C. Il redevient ensuite, pendant de longues années, périodeute, c’est-à-dire médecin itinérant avant de fonder une nouvelle école à Larissa où il s’éteindra vers 377 avant J.-C. Sur son tombeau, dit-on, vécut un essaim d’abeilles dont le miel guérissait les aphtes des enfants. Ainsi finit la vie d’Hippocrate comme elle avait débuté : entourée de légendes…

La célébrité d’Hippocrate est liée à une nouvelle conception de la médecine qui s’appuie sur quelques principes : tout observer, soigner le patient plutôt que la maladie, se livrer à une estimation honnête du malade et de ses conditions de vie, seconder et faire confiance à la nature. Ce dernier principe, trait constant de la philosophie hippocratique, entraîne une certaine passivité découlant de l’importance accordée aux vertus curatives de la nature.

La théorie qu’il développe sur les 4 éléments constituant le corps (air, terre, eau, feu) et les 4 humeurs (sang et chaleur provenant du coeur, flegme et froid du cerveau, bile noire et humidité de l’estomac, bile jaune et sécheresse du foie) inspirera la médecine durant des siècles.

La maladie est expliquée par le dérèglement de ces humeurs. Il en reste que soigner l’individu comme une entité prise dans son environnement avec objectivité et rigueur morale est une révolution et un concept résolument moderne.

Ses travaux, réflexions, pensées sont répertoriés dans une soixantaine de traités rassemblés dans le Corpus hippocraticus. Les premières règles déontologiques de la pratique médicale y sont fixées, même si le fameux serment a été rédigé par ses élèves et non par lui-même.

D’Hippocrate, la séméiologie actuelle retient encore : le syndrome méningé, le trismus du tétanos, la fièvre tierce et quarte du paludisme, l’encéphalopathie hépatique, l’hippocratisme digital de l’insuffisant respiratoire, la succussion hippocratique dans les hydroet pyopneumothorax, …

La faiblesse des connaissances anatomiques et physiologiques d’Hippocrate est expliquée par son mépris pour la dissection. Par contre, sa connaissance en ostéologie est à la hauteur de son intérêt pour la chirurgie. Il invente ainsi un treuil pour réduire les luxations, cautérise les hémorragies au fer rouge et crée un instrument pour réaliser des trépanations.

C’est cet instrument rappelant l’invention d’Hippocrate qui est ici représenté sur le tableau.

Parmi les remèdes, traités, principes et découvertes, le plus bel héritage d’Hippocrate est sans doute d’avoir prôné une médecine rationnelle, rigoureuse et objective : “Savoir, c’est la science, croire savoir c’est l’ignorance […]. Tout ce qui se fait, se fait par un pourquoi”.

A l’instar d’Hippocrate, Galien est vêtu de la longue robe du médecin du Moyen-Age.

Debout, la main gauche posée sur la hanche, il pose dignement et tient dans sa main droite une plante médicinale.

Rien ne semblait prédisposer Galien à une carrière médicale. Né à Pergame en l’an 131, Galien Claude est issu d’une famille aisée. Son père Nikon, architecte et sénateur le surnomme Galenus (le doux), cependant il hérite d’un caractère irascible, celui paraît-il, de sa mère.

Son père le destine à une carrière d’administrateur romain, mais à 17 ans, il s’oriente vers la médecine. Il parfait sa formation à Smyrne, Corinthe, devient l’élève d’Erasistrate et d’Hérophile à Alexandrie. De retour à Pergame, il soigne les gladiateurs et accroît ses connaissances en anatomie et traumatologie. Il dissèque par ailleurs les animaux du cirque.

Vers 162, il s’installe à Rome sur la voie sacrée où la médecine est quasi inexistante. Il s’y bâtit une solide réputation, finit par être introduit auprès de l’empereur Marc Aurèle, organise des conférences et des expositions d’anatomie. Disciple d’Hippocrate, il n’a aucune allégeance envers les médecins. Il prône une remise en cause continuelle des décisions en fonction de ses propres travaux.

Bon anatomiste, il dissèque en public et transpose ses constatations animales à l’homme, source de ses erreurs. On lui doit les termes d’épiphyse, de cotyle, d’apophyse. Son sens de l’observation fait de lui un lointain précurseur de la physiologie expérimentale (rôle du rein, du faisceau pyramidal, du péristaltisme intestinal, des canaux galactophores). Il réactualise la clinique bien éclipsée par la philosophie et développe une méthode diagnostique fondée sur l’observation du malade. Bien que brillant, il est aussi cassant et orgueilleux et s’attire la haine de ses confrères. Il quitte Rome en 166 lors d’une épidémie de peste. Rappelé par Marc Aurèle en 168, il devient son consultant après l’avoir guéri d’un embarras gastrique jugé incurable par les autres praticiens. Après avoir refusé d’accompagner l’empereur en Germanie, il assure son rôle de médecin consultant à la cour de Commode, fils et successeur de Marc Aurèle, et s’éteint en 201.

C’est par l’intermédiaire des traducteurs arabes qu’il devient célèbre au Moyen Age.

Galien est reconnu alors comme le plus grand médecin de l’Antiquité, ses traités sont la référence absolue. L’Église s’empare de cette doctrine médicale qui, rédigée comme un dogme, fait référence à un dieu unique, défend une certaine éthique médicale et intégrité morale et reconnaît la capacité de réflexion et de courage des chrétiens devant la mort.

Une fois figée, la doctrine de Galien est un compromis rassurant entre la science et la religion. Il faudra attendre le XVIe siècle pour que Vésale ouvre la querelle des anciens et des modernes, des galénistes et des anti-galénistes. En replaçant au centre de la science médicale la connaissance précise de l’anatomie, Vésale renoue alors avec la véritable démarche de Galien loin des pratiques médiévales qui ont dénaturé l’héritage de l’antiquité.

Mais pour quelle raison, sur le tableau, Galien est-il représenté avec une plante ? Tout simplement parce qu’il a également effectué des travaux poussés sur les plantes médicinales à l’origine de la pharmacie galénique ; il a ainsi décrit 473 remèdes d’origine végétale ou minérale dont l’utilisation thérapeutique se définissait par la qualité, la quantité, le mode d’administration et l’opportunité de leur usage, instituant ainsi le premier code de préparation des médicaments à partir d’éléments de base. Il a complété la thériaque, antidote suprême, panacée des panacées, inventée par son contemporain Nicandros ; cet antidote régnera sur la pharmacopée pendant des siècles et ne sera retirée du codex qu’en 1908.

Botaniste, chirurgien, anatomiste, pharmacien, médecin, philosophe, Galien s’ouvrit à de nombreuses disciplines tout en restant fidèle à la pensée hippocratique : “Le clinicien doit s’enquérir de toutes les manifestations présentes et passées en examinant lui-même les symptômes actuels et en s’informant des antécédents auprès du malade et de ses proches ”.